La bienveuillance : bon pour accord de bientraitance

Par Edwige Raucaz

Laissez-moi vous raconter l’histoire d’une dame âgée, habitant en maison de retraite, en Suisse. Cette femme est coiffeuse de métier, elle est veuve et a une fille qui vient la voir de temps en temps les après-midi. Madame est toute fluette et crie pendant les soins car elle ne comprend plus trop ce qu’on vient lui faire et elle a des douleurs articulaires intenses. Elle souffre lors de ses mobilisations (elle est en situation de handicap). On l’entend jusqu’à l’autre bout du couloir, et tous les jours les cris résonnent, et tous les jours les mêmes gestes sont reproduits…
Pourtant, l’équipe soignante a reçu une formation, des supervisions, qui ont montré à chaque fois l’efficacité des outils enseignés puisque madame est souriante, remercie les soignants, grâce à ces nouvelles techniques de mise en relation et de manutention. Mais jour après jour, ces techniques ne sont pas utilisées … enfin … pas par tout le monde…A t-on le droit de ne pas les utiliser ? A t-on le droit de choisir la souffrance plutôt que la douceur et la tendresse ? Et d’ailleurs, est-ce vraiment un choix quand les moyens manquent ?
À l’heure où la bientraitance a été rattachée à des indicateurs de performance, comment un manager de proximité pourrait ne pas avoir un ton condescendant envers son équipe, l’infantiliser ou la priver de son autonomie, ayant lui-même une pression de performance sur un sujet aussi tabou que la maltraitance ? Si l’institution a elle-même déterminée ce qui était bien ou mal, pourquoi cette dame continue t-elle à souffrir autant ? Est-ce le destin des soignants de devenir des robots obligés bienveillants au service de la bientraitance ?

Bientraitance vs bienveillance

Ce néologisme de bientraitance est apparu dans le contexte de la petite enfance. On peut comprendre le besoin d’inventer un mot en opposition à la maltraitance qui est son équivalent négatif. La position binaire de ce vocabulaire n’est pas sans rappeler une connotation religieuse de la culture soignante. Selon Jean-Christophe Weber la « Bientraitance serait un nouvel avatar de la « bienveillance » (qui depuis le XIIe siècle allie le bien et le vouloir) ou de la « bienfaisance » (qui n’apparaît qu’en 1725 dans le sens de la charité chrétienne). Serait-ce une laïcisation de termes connotés de façon trop religieuse ? » De ce fait, l’association avec des mots  tels que la violence physique ou verbale, la « négligence d’une civilisation »  selon Eric Fiat,  rendrait le concept de bientraitance moins obscure, car, en fin de compte, le danger serait de ne plus nommer l’innommable : oui, cette femme, on lui bousille les épaules avec des « lever/jeter » !


Selon Marie-Garrigue Abgrall, la bientraitance serait « une suspicion remettant en question les pratiques quotidiennes qui a alors été durablement installée ». La population soignante s’offusque d’être accusée et connotée en permanence. Comment pourrait-on recevoir des commentaires négatifs sur son travail sachant tout le coeur que l’on peut mettre à l’ouvrage ! Cependant, questionner la bientraitance ne serait-il pas un recadrage du sens significatif ?  Qu’est-ce qui nous humanise si ce n’est la question du sens ? Ce qu’il faudrait éclaircir dans cette « suspicion », c’est la différence entre remise en question et critique intérieur.


Nous observons la remise en question dans des équipes, où celles-ci fonctionnent avec un accueil des retours d’expériences de manière positive, sans jugement des uns et des autres, avec des apprentissages où l’humilité est très présente, où le manager de proximité est conscient des processus émotionnels en jeu dans un contexte de gestion de situations complexes, et accompagne son équipe au quotidien comme une boussole qui indiquerait le chemin et le sens des réflexions communes.
Dans le cadre de critique intérieur, les équipes portent le fardeau de la culpabilité et s’accuse ou accuse les autres en permanence, se sentent « attaquées » par la moindre remarque et empêche tout apprentissage pour évoluer dans sa pratique professionnelle. Le cadre rentre alors dans un cercle vicieux de rigidité managériale où le positionnement binaire « bien/mal » empêche toute acquisition de nouvelles compétences dans les stratégies non médicamenteuses, qui demandent souvent une personnalisation de l’accompagnement basé sur de grands principes définis au niveau institutionnel.


Ajouté à cela, la notion de bienveillance revient en vogue car peut-être, on n’ose plus parler de bientraitance de peur de froisser les accompagnants ? Il existe une vision de la bienveillance comme une volonté qui vise le bien-être et le bonheur d’autrui. Selon Hutcheson, le principe de la vertu dans l’âme, est la bienveillance… Il la définissait il y a bien longtemps ainsi :« Une affection qui vous porte à désirer le bonheur de notre prochain ».
Là encore, la différentiation entre désirer et se sentir responsable du bonheur d’autrui a son importance. À l’heure où la gestion émotionnelle dans la culture soignante passe par le « ne plus rien ressentir » ou le « après tout on est aussi des humains », le manque de conscience de soi et l’utilisation par certains cadres de valeurs telles que l’altruisme, la générosité de cœur,  pour manipuler la corde sensible de personnes sensibles, en les confortant dans leur casquette de sauveur, amène à une victimisation collective où chacun pourrait se sentir piéger dans un système d’immobilisme. On pourrait croire qu’une perte identitaire de la bienveillance fabrique des « soi-niant » et non de véritable professionnels de la santé, des soignants en bonne santé.


Enfin, la notion de bientraitance est importante dans son existence propre mais ne devrait pas passer par une protocolisation du « aimer aider », de l’essence fraternelle des relations humaines, mais plutôt par la création de boîte à outils où les soignants pourraient y piocher ce dont ils ont besoin pour se sentir en relation, en lien d’Humanitude comme l’ont développé par exemple  Yves Gineste et Rosette Marescotti dans la méthodologie et la philosophie de l’Humanitude.

Alors, j’ose la bienveuillance ?

​Dans ma pratique professionnelle, je me suis perdue dans toute cette sémantique. Et le mot  « bienveuillance » m’est apparu à la suite d’accompagnement des managers et de leurs équipes dans la mise en place du concept de bientraitance au niveau institutionnel.
Ce que je ressens dans la neurosémantique de la bienveuillance c’est la notion de « bon vouloir ». Le pouvoir et le savoir seuls, ne suffisent pas.La bienveuillance n’est pas une intention, un rêve comme le serait la bientraitance. Et il est très important de rêver d’un monde où tous les humains seraient bien traités. Ce rêve est notre moteur. Je décris la bienveuillance comme une volonté à acter librement son pouvoir de décision au profit de la bientraitance. Elle permet de transcender dans les comportements professionnels notre rêve que cette femme ne souffre plus jamais pendant ses soins. Je ne parle pas d’ignorer  l’expression de sa souffrance, mais je parle de focalisation sur cette volonté qui permet d’obtenir une concentration sans faille et de surmonter tous les obstacles en s’appuyant sur les ressources de la personne. Oui, elle est capable de gérer son comportement quand on met en pratique ces règles de l’art professionnelles.
La bienveuillance c’est aussi l’audace.

  • Oser s’interposer face à sa collègue en refusant de lever madame de cette manière car cela lui fait mal, et en osant rappeler les techniques efficaces apprises.
  • Oser entant que manager devenir un leader éthique tel que le décrivent Rébecca Shankland et Lise Peillod-book en « offrant un climat de confiance permettant à chacun de prendre conscience de ce qu’il peut apporter de mieux, dans un climat positif de travail ».
  • Affirmer sa saine autorité entant que leader inspirant.

Y a t-il des bonnes pratiques ?

Alors oui j’ose parler de bonnes pratiques. Je parle de technicité, d’apprentissage et il ne s’agit plus de s’offusquer quand on détermine très nettement qu’il y a des mauvaises pratiques qui nuisent à la santé des personnes. Arrêtons de se voiler la face. Nous connaissons les causes désormais de ces mauvaises pratiques (architecturales, environnementales, ressources insuffisantes, manque de formation, de sens, de moyens, etc…). Allons-nous continuer à nous fixer sur ce qui dysfonctionne ou à exiger des hautes autorités une participation commune aux  réflexions et actions concrètes de terrain, avec plaisir et fermeté ?
Ces mêmes actions qui ne demandent pas plus de temps mais de la bienveuillance en soutien des professionnels de la santé qui méritent qu’on leur accorde toute l’attention nécessaire pour évoluer dans une fluidité de partage d’expériences permettant l’amélioration de la qualité de vie au travail et la promotion positive de la profession.
Tellement de choses peuvent créer la bienveuillance comme la communication assertive, les stratégies relationnelles, la gestion émotionnelle, les techniques de prendre soin

Alors retroussons nos manches et continuons à inventer un présent et un futur agréable et satisfaisant pour tous !